conseiller agricole, anc. conseiller communal

né en 1928, à Clèbes

(janvier 2007- entretien mené par Jean-Maurice Délèze)


Les parents – l’enfance – le décès de la maman


Je suis né au village de Clèbes, le 18 octobre 1928, j'étais le sixième enfant d'une famille qui en comptera huit. J'étais le deuxième des garçons. Avant moi, il y avait un garçon et quatre filles. Comme il se doit à l’époque, mon père était agriculteur. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de ma mère puisqu'elle est décédée en 1934, j'avais 5 ans 1/2. C'est là que ma soeur aînée, Célestine, a dû reprendre la charge de la famille. Un des seuls souvenirs qui me reste de ma mère, c'est quand on faisait des petites bêtises. On avait laisser aller les chèvres dans un champ fraîchement semé, le blé était beau ... En arrivant à la maison, ma mère m'a pris par les sentiments et m'a dit tout bonnement : "Mon p'tit, viens goûter »


Elle ne t'avait pas grondé, en fait...

Non... mais après elle m'a donné une bonne fessée... c'est là que j'ai commencé à devenir un peu méfiant. Puis, j'ai aussi un souvenir un peu plus dur ... les derniers instants de ma mère.


Qu'est-ce qu'elle a eu comme maladie ?

Elle a eu une pleurésie. Il faut dire qu'on avait des cochons et une laie qui venait de mettre bas, il y avait des difficultés avec les porcelets et il fallait veiller pour qu'elle ne mange pas tous ses porcelets. Alors ma mère a pris froid, ça s'est déposé et elle ne s'en est pas remise. Elle était à l'écurie, celle qui était à côté de la chapelle. Mon père était fier de cette écurie car, au village, on n'avait pas d'écurie spécialement pour les porcs à ce moment-là. Et c'était intéressant car elle était juste à côté de la chapelle, c'est-à-dire qu'on donnait la première place aux porcs... à l'endroit privilégié de tout le village.


C'était la survie ?

C'était la survie car on était déjà cinq enfants. Mon père s'était marié sur le tard et il avait 38 ans lors de son mariage. Ma mère est décédée en l934, elle avait 46 ans, c'est jeune...

L’espérance de vie

Le travail de la femme


C'était fréquent à l'époque d'avoir des personnes qui décédaient à cet âge-là ? Quelle était l'espérance de vie ?

L'espérance de vie était moins élevée que maintenant mais on avait quand même passablement de femmes qui mourraient dans cette tranche d'âge, sur le retour d'âge, période un peu plus difficile pour les femmes, et comme on n'avait pas de prévention suffisante il y avait passablement de décès de femmes à ce moment-là. C'est un peu l'inverse de maintenant. A cette époque, on avait plus de veufs tandis que maintenant on se rend compte qu'on a plus de veuves. Et ceci en une génération. C'était peut-être aussi le travail de la femme qui en ce temps-là était plus dur.


En plus des enfants, il y avait le travail des champs… ;

les accouchements : comment cela se passait ?

On avait des sage-femmes. A Clèbes ce n'était pas Cécile de Beaupérier. A Nendaz, on avait deux sage-femmes qui venaient de Haute-Nendaz. Ca se passait exactement comme dans le livre d'"Adeline, accoucheuse". Elles venaient avec le mulet ou à pied. Elles restaient un jour à la maison et puis elles repartaient.


Est-ce qu'il y avait beaucoup de femmes qui mouraient en couche, ou est-ce que ça se passait plutôt bien ?

De notre temps, ça se passait déjà mieux parce qu'il avait déjà une certaine hygiène qui commençait à se mettre en place.


Et s'il y avait des complications à la naissance, alors ?

Quand le médecin arrivait, c'était bien souvent trop tard... Dès qu'on entrait dans le domaine de la chirurgie, la sage-femme ne pouvait rien faire, on ne pouvait pas toucher aux organes

 

 

Gagner son pain


Donc, ta mère est décédée à 46 ans, il y avait une grande famille, huit enfants, de quoi vivait ton père ?

De l'agriculture traditionnelle, du bétail, un peu de vigne


Et tu m'avais raconté une fois qu'aux Bouillets la commune avait donné des terrains à ton arrière grand-père ? Il avait de la peine à tourner ?

Oui, dans les années 1880-1890, il faudrait rechercher ça dans les Annales de la commune de Nendaz. C'était une décision certainement très sociale puisque pour venir en aide à ces familles-là, la commune avait déboisé une partie de la forêt au-dessus du bisse de Vex et ensuite avait permis à ces familles de défricher pour en faire des champs pour assurer leur subsistance, leur survie. Il y avait deux familles concernées. La famille de mon père et une autre famille Praz des Biollets. Ceux de Jean-Léger. On pratiquait la rotation seigle, pommes de terre et orge.

Sur les prairies avoisinantes, on avait déjà construit des étables (vers 1800) et on venait là avec le bétail l'hiver, ainsi le fumier restait sur place. Cela se trouvait près des anciens raccards aux Bouillets, à gauche du chemin se trouvaient les étables, à droite la forêt. Cette forêt est une forêt protectrice pour le village de Brignon à cause des avalanches. Il y a eu une avalanche en 1870.

C'est une belle forêt totalement plantée, d'après le service forestier, c'est une des premières plantations systématiques dans la région pour la protection anti-avalanche. Elle daterait de la période napoléonienne, début du 19ème siècle.


Donc, ton père, comment s'appelait-il, qu'est-ce qu'il avait, des champs....?

Mon père s'appelait Maurice, il cultivait surtout des pommes de terre, du seigle, un peu de froment, de l'orge. On aurait aimé faire plus de froment mais c'était une céréale plus exigeante, alors on se rabattait sur le seigle, plus rustique, plus résistant. On devait avoir du blé pour l'année entière. C'était une honte pour la famille, en somme, quand on n’arrivait pas à joindre les deux bouts en fin de période. Comme on parle maintenant des pays d'Afrique où l'on n'arrive pas à faire la soudure. En général, ça allait dans notre famille, tout juste. Je me souviens d'une année où l'on n'était pas arrivé à faire la soudure. Il avait fallu aller emprunter du seigle à des familles où il y avait peu d'enfants et plus de récoltes. Il fallait en somme aller mendier la subsistance, c'était dur. Mais en général on arrivait à tourner.

 

Les moulins de Beuson


Et avec ce seigle et ce froment, pour en faire de la farine, on l'amenait à Beuson ?

Oui, il y avait deux moulins à Beuson à cause de l'eau de la Printze. Un à côté de la route et un plus bas au Tsabou. Ce dernier a arrêté de fonctionner avant la période de la guerre.


Alors on descendait les céréales avec le mulet et on ramenait la farine ?

On ramenait la farine, on ramenait les pains car on en faisait des provisions ; on faisait tout le pain à Beuson. Je n'ai pas le souvenir qu'on faisait le pain au village. Il y avait un four dans le temps, mais il n'était plus en fonction de mon temps ; on faisait alors environ quatre fournées par année.


Cela coûtait cher de faire moudre le grain ? comment payait-on ? en nature ?

Oui, on payait en nature. Ils retenaient une partie de la récolte pour la location du four, on amenait le bois, j'y suis allé avec mon père dans les années 36-37-38, avant la guerre.

La pomme de terre, les céréales, le bétail


Et les pommes de terre, quelles étaient les variétés ?

On plantait toujours les mêmes pommes de terre, il y avait une certaine déperdition. Mais on avait des champs depuis en bas, à 1000 m, au Pré et les derniers en haut de Verrey à la Tsenaz, alors mon père disait que pour que ces semenceaux s'abâtardissent moins, on échangeait. On mettait les semenceaux d'en-bas l'année suivante en-haut et ceux d'en-haut on les plantait en-bas, ainsi on gardait une certaine vigueur. On avait des solutions de ce type. Les pommes de terre étaient conservées à la cave, dans les creux à pommes de terre.


C'était suffisant pour les conserver ?

Dans certaines caves, il y avait des problèmes de gel, il fallait couvrir les patates surtout avec de la paille. L'orge, on le gardait surtout pour les animaux, pour les cochons. On donnait peu de céréales aux bovins à cette époque, c'était juste pour faire les "soupes" au moment du vélage. On faisait cuire le grain, seigle ou orge, et on donnait boire le jus aux animaux. C'était pour les reconstituer, pour le nettoyage.


Et aux porcs, on donnait aussi de l'orge ?

Oui, surtout à la truie et aux petits mais il y avait assez peu de porcelets. Peu de familles gardaient la truie. On engraissait seulement le porc de ménage


Ton père avait aussi du bétail ?

Oui, il avait une dizaine de têtes de bétail, c'était un peu ce qu'on avait par famille, disons que c'était un bon troupeau pour cette période-là.


Le facteur limitant, c'était quoi ?

C'était les pâturages, ils étaient très recherchés. Ceux qui avaient des pâturages, disons que c'était une source de revenus, on travaillait à 50% : le propriétaire avait 50% de la récolte et la troisième coupe lui revenait toujours. Le locataire n'avait pas droit à la troisième coupe et c'est pourquoi l'automne on se bagarrait pour les pâtures parce que celui qui avait beaucoup de bêtes et peu de champs n'avait pas assez de pâtures pour arriver à la période fatidique qui était le 1er novembre. Il fallait aller jusqu'au 1er novembre. Et ceux qui avaient des pâtures en surplus se montaient un peu le job quand on ne pouvait pas sortir les bêtes au 15 novembre. C'était un signe de richesse, de bien-être.


Donc, il y a eu une évolution entre ton arrière grand-père et ton père qui, lui, a pu constituer un troupeau d'une dizaine de têtes de bétail...

Oui, une évolution qui s’est concrétisée de diverses façons : on défrichait la forêt, on entretenait mieux les prairies, les canalisations, on drainait les marais … pour pouvoir produire plus ; c’était tout un travail de mise en valeur.


C'était autorisé de défricher les forêts ?

Oh, non, c'était sacro-saint mais il y avait encore des parcelles qui n'étaient pas exploitées et qui étaient privées. Et puis, certaines familles qui avaient acheté des bourgeoisies, mettaient en vente certains terrains.

En amont de Clèbes, vers la Logintze, on appelait l'endroit le botza des Fontanettes, la commune avait mis en vente un botza qui faisait 7-8 ha et qui aurait dû être défriché. J'étais dans l'équipe des acquéreurs et on a perdu à l'enchère. C'est la famille François et Alphonse Glassey qui ont mis plus à l'enchère, ils ont payé plus. Ils ont commencé à défricher, à couper les buissons et tout, c'est un travail énorme et ils en sont restés là, ils n’ont pratiquement jamais pu en profiter, il aurait fallu amender ces terrains. Et comme ils ont eu l'occasion de gagner plus à l'extérieur, le projet est resté en l’état et est retourné au domaine public.

 

L’arrosage


Il y avait tout un effort pour défricher, pour drainer les marais, mais qu’en était-il de l'arrosage ?

L'arrosage a été la clef du succès et maintenant on se dit qu'on peut regarder ça d'un oeil plus critique parce qu'on avait tellement peur que les prairies aient soif qu'on tombait dans l'excès, on arrosait trop et donc - on peut le dire maintenant car on a des travaux récents qui ont été faits - c'est que plus on arrose, plus on force les racines à remonter en surface parce qu'elles ont toujours assez d'humidité et comme elles ne descendent plus, les plantes deviennent plus sensibles.

On peut le dire car le Dr Karlen, directeur de la station de Châteauneuf, a fait son travail de diplôme au poly sur ce problème-là pour la vallée de Conches ; ils étaient très sensibles au problème ; j'ai vu moi-même des découpes de sols avec les différences de systèmes d'arrosage : on avait des différences de 20cm de pénétration dans le sol des racines, d'après le système d'arrosage. C'était un travail vraiment intéressant.


L'arrosage c'était d’abord le bisse de Vex ?

On avait le bisse de Vex et le bisse de Verrey et un peu le bisse de Salins. J'ai dû moi-même arroser dans les trois bisses le même jour. En bas au Pré le matin, en haut à Clèbes à midi et au bisse de Verrey le soir.


En somme, ton père avec une famille de huit enfants arrivait à vivre, avec une gestion des ressources qui était assez bonne ?

Ouverture : les contacts avec la plaine

Il avait une connaissance de l'agriculture traditionnelle qui lui venait de ses parents, de ses contacts avec l'extérieur. La vigne nous a apporté de l'ouverture parce qu'on avait les vignes à Vétroz et par exemple au printemps quand on allait faire les grands travaux du printemps, on pouvait rester un mois, un mois et demi dans les guérites là-bas. Au fil des jours, le contact avec ces paysans de la plaine a apporté une évolution plus marquée, ils étaient, disons, en avance. Nos parents avaient la chance d'avoir ces contacts-là pour pouvoir évoluer.


Est-ce qu'il y avait déjà une Ecole d'agriculture à l'époque ?

Oh oui, l'Ecole d'agriculture date de l921. Mon père n'a pas fait l'Ecole d'agriculture mais il y avait plus de gens de Vétroz qui faisaient l'école d'agriculture en ce temps. Donc cette formation agricole est venue de la plaine parce que, eux, ils avaient déjà de l'expérience.


Mais eux ils avaient aussi accès à du matériel végétal plus performant ?

Non, pas encore

 

Les légumes


Qu’est-ce qu'il y avait comme légumes à Clèbes ? Des fèves ?

Oui, la fève parce que c'est un légume qui supportait la sécheresse, peu exigeant, pour lequel il fallait profiter de l'humidité du printemps, c'est un légume qui n'est pas résistant au gel. Donc il fallait profiter de l'humidité du sol au sortir de l'hiver pour le planter très tôt. On disait que pour le 10 de l'An, il fallait avoir planté les fèves. Et maintenant on les plante au 20 mai....


Sait-on comment la fève a été introduite en Valais ?

On dit que ce seraient les Valdotains qui l'auraient apportée, par la vallée du Saint-Bernard. La commune de Suisse qui était la plus réputée pour les fèves, c'était Liddes. Ils avaient de jolis champs d'altitude, froids, alors ils profitaient de cette humidité du printemps... ils avaient un sobriquet, on disait les "pécafaves"... ; faut pas trop les chatouiller là-dessus...


Et il y avait d'autres légumes à part ça ?

Des choux. J'ai le souvenir qu'à Clèbes mes soeurs Célestine et Aline avaient été les premières à planter des haricots vers les années '45, c'était une révolution. Mon père avait eu la chance d'être aidé dans son travail par un frère qui était célibataire, Barthélémy, qui a vécu toute sa vie avec notre famille, du reste il est décédé chez nous. Il nous a bien dépannés. Mais alors quand il pouvait avoir des haricots, il disait que c'était mieux que la viande ! c'étaient les premiers haricots à gousse.


Revenons aux choux

Le chou c'était l'alimentation traditionnelle qui remontait à la nuit des temps. Puis le chou-rave mais qui est venu un peu après.


C'est intéressant ce contact avec la plaine ; qu'est-ce qu'ils ont appris des paysans de la plaine ?

C'est une évolution générale, bannir un peu certaines traditions et essayer de nouveaux modes de cultures...


Là-haut à Clèbes et Veysonnaz, on pratiquait déjà l'alternance des cultures, les associations de cultures...

En plaine on a appris sur la question des semences, d'avoir des semences sélectionnées pour un meilleur rendement, on les apportées de la plaine par des échanges qui se faisaient de "gré à gré" pour renouveler le patrimoine génétique.... et ça renouvelait aussi les mentalités, c'était une ouverture.


L’achat de vignes

La misère en plaine


Parce que les vignes, c'est venu quand ?

L'achat des vignes est venu à la suite de la misère qui a sévi en Valais. D'un point de vue général, la population du Valais n'augmentait pas en raison de deux facteurs. On ne laissait pas les gens se marier ; il n'y avait qu'un gars par famille qui avait le droit de se marier. C'était une tradition datant d'avant la Révolution française vers le 16-17ème siècle. Un seul pouvait se marier pour maintenir la lignée familiale. Puis, au moment où on a commencé à bousculer ces traditions, c'était féodal en somme, on a eu un surplus d'hommes. Et qu'est-ce qu'on a inventé à ce moment-là ? on a inventé le service mercenaire et les gens partaient et s'ils avaient la chance de revenir, ils étaient riches et s'ils se faisaient tuer là-bas, ils enrichissaient la famille parce qu'il y avait une personne en moins pour partager le patrimoine.

Dans un autre état d'esprit, quand j'étais parti pour aller au pensionnat, une vieille dame de Clèbes avait dit :"On n'a qu'à laisser partir Michel, il y en a assez d'autres pour pouvoir partager le peu de biens qu'il y a"...

Donc, comme il y avait peu d'augmentation de la population ; on était restés là et quand le service mercenaire a été supprimé à la Révolution française, on a commencé à être trop, c'est là qu'a commencé l'augmentation de la population. Vers le mi-18ème siècle. Et comme la plaine du Rhône n'était pas mise en culture, il y a eu une augmentation de population en plaine ; la montagne a pu survivre, défricher, avancer un peu mais les régions de plaine ont été coincées car il n’y avait rien, et ce sont ces régions-là qui étaient, disons, très pauvres, plus pauvres que les pauvres de la montagne, et la vigne à ce moment-là ? eh ! bien. avec du blé on achetait les vignes... comme ça on a pu acquérir des terrains dans la région de Vétroz et ailleurs ; pour ici c'était Vétroz mais on a eu le même phénomène dans la région d'Entremont avec Fully, le Val d'Hérens avec la région de Chermignon, c'est le blé qui nous a permis d’acquérir des vignes


Mais dans les familles ici, est-ce qu'on avait cette pratique qui disait, il n'y en a qu'un qui se marie et les autres travaillent ?

En montagne c'était moins le cas car il y avait encore cette possibilité d'extension agricole mais les grandes familles n'étaient pas les bienvenues... on n'arrive jamais à comprendre ce revirement parce que tout à coup on a assisté au début du XXème siècle à une explosion des grandes familles, on ne disait pas "plus il y a de bouches" mais "plus il y a de bras" et il fallait des bras et à ce moment-là quand la force des bras est devenu l'élément de progrès, on a assisté vraiment à l'explosion des grandes familles. Dans des régions comme Nendaz par exemple, on comptait.4-5 grandes familles, elles avaient plus de 14-15 enfants... ; c'était uniquement parce qu'il fallait des bras pour apporter de l'eau au moulin.


Dans une grande famille de 14 enfants, ils faisaient tous de l'agriculture, de l'élevage ?

non, avec le développement industriel, on en a fait des ouvriers, c'est avec l'industrie qu'est venue cette mentalité

 

Le morcellement des terres

 


Ici on se partageait les domaines ?

Ce fut l'origine du morcellement, à ce moment-là c'était la seule source de subsistance qu'il y avait. On ne pouvait pas ne rien donner à une partie de la famille, c'était notre justice sociale. Ce mode de partage, issu du code de Napoléon, est parti d'une démarche fortement sociale.

L'exemple qu'on peut encore citer aujourd'hui, c’est la différence de population entre le canton du Valais et celui des Grisons ; on avait en 1840 la même population dans les deux cantons, et maintenant le Valais compte plus de 100'000 habitants de plus. La population du Valais a passé de 140'000 à 280'000 et celle des Grisons a stagné parce qu'ils avaient un droit successoral de type germanique : il n’y avait qu’un seul enfant qui restait à la ferme, les autres partaient. Les Grisons se vantent maintenant qu'ils ont un revenu par habitant bien supérieur au Valais... mais on peut argumenter que c'est parce que leur population n’a pas augmenté....


Et chez nous cette évolution c'était dû aussi à l'industrialisation, aux barrages, etc...

Je lisais hier dans la revue missionnaire que l'origine des guerres ce n'est pas la religion mais le surplus d'hommes. Dans toutes les générations, quand il y a trop d'hommes, ils sont obligés de se bagarrer...

 

Des transhumants…


On a parlé économie agraire, de ses différentes composantes ;

c’était en fait une population assez nomade : il y avait le village, les vignes, les mayens, les alpages ;

aux vignes, on y restait quelques semaines…

Pour les vignes, il y avait deux grandes périodes ; d’abord le Carême, en mars, un travail d’homme ; puis en juin, la feuille, le travail des dames ; les hommes partaient alors aux mayens ; ils choisissaient la meilleure part ; en mars, aux vignes, il faisait moins froid, et il y avait la réserve de vin ; chacun mettait son petit tonneau en réserve ; la politique se faisait là-bas


Parlons du partage des rôles entre l’homme et la femme ; les femmes, à l’époque, mourraient plus jeunes que les hommes…

Les femmes devaient faire toutes les tâches ; il n’y avait pas de tâches réservées aux femmes ou aux hommes ; les femmes devaient faire tous les travaux , même les plus pénibles: porter la terre, le fumier, faucher… ; certains, au val d’Anniviers, voient là une influence alémanique : les hommes étaient plus durs pour les femmes ; c’est ce que dit Bernard Crettaz pour qui les anniviards sont d’origine alémanique ; en Anniviers, il ne faut pas soulever ce problème là : les femmes là haut disent qu’elles ont été exploitées de façon éhontée par les hommes


Ainsi la femme faisait tous ces travaux, en plus des enfants, et elles faisaient bouillir la marmite

A la décharge des hommes, il faut aussi dire que les travaux de la terre étaient très pénibles ; on aurait pu demander, comme aujourd’hui, que les hommes partagent les tâches du ménage ; mais les hommes prenaient une part plus importante aux travaux de la terre. Dans notre famille on avait dit que jamais les femmes ne porteraient le foin, c'était des travaux réservés aux hommes, on interdisait ça aux femmes, c'est le début de cette évolution.


Quand est-ce que ça a tourné ? c'était quand ?

Vers la guerre de 39/40. Là on était plus soucieux de la santé de la femme, elles prenaient de plus en plus de place dans la société.


Et en fait, ce nomadisme... les hommes allaient aux mayens et les femmes restaient au village ?

Non, elles allaient aux vignes. Il faut dire que les femmes dans les vignes, c'était comme les hommes au printemps, quand ils avaient fini leurs petits lopins de terre, ils offraient leurs services aux exploitations de plaine qui avaient plus de grandes surfaces et qui avaient besoin de main d'oeuvre à cette époque-là. Et ensuite les femmes aux effeuilles, c'était le même échange... oui, elles gagnaient un peu d'argent et souvent elles travaillaient leurs propres petits morceaux de vignes, à part, le soir ou le matin, elles avaient des journées très longues car il fallait profiter de toutes les occasions pour ramener un peu d'argent.

 

La rareté de l’argent


Mais là, l'argent, par exemple pour ton père, il avait très peu d'argent liquide ?

Oui, très peu...


C'est-à-dire quoi, qu'est-ce qui lui rapportait de l'argent liquide ?

La vente du bétail, c'était pratiquement la plus grande source et puis un peu de vendange. L'argent du bétail et l'argent de la vendange, autrement c'était rien.


Et où vendait-il le bétail ?

A la foire de Sion au printemps et en automne. En général, quatre foires de printemps et cinq foires d'automne. Les autres sources étaient la vente de raisin et quelques journées pour la communauté, travail pour la commune, le bûcheronnage. Si l'on reporte ça dans le contexte de l'époque, ça faisait 4-5-6 francs par jour.


Et à quoi servait cet argent ?

En tous cas pas pour les impôts ! Pour les grandes familles, il n'y avait pas d'impôts. C'était pour acheter l'essentiel, pour la vie quoi, la subsistance, des compléments de nourriture, le sel, le sucre, les médicaments qu'il fallait bien acheter parce qu'on n'avait pas tous la chance de n'être jamais malade...


Et à la foire, c'était l'occasion de faire les gros achats pour la famille ?

Oui, les gros achats se faisaient à ce moment-là, quand il y avait un meuble à acheter...


Les outils de travail... il y avait déjà la charrue ?

Oui, charrue et mulets, ici on n'a pas eu la traction avec les bovins. Les mulets étaient l'élément indispensable. On ne peut pas parler de famille sans mulets. Il y avait des partages entre familles, jusqu'à un demi ou un tiers, il fallait le nourrir alors c'était la rotation pour la nourriture. Un dimanche sur trois, quand on avait un tiers ou un dimanche sur deux quand c'était moitié-moitié, avec une rotation de jours qui changeaient d'une semaine à l'autre.


Quelle est la grandeur de l'exploitation agricole de ton père ?

Je l'ai évaluée à environ 10-12 ha, 3000-4000m2 de vignes, 2 ha de cultures puis 8 ha de pâturages y compris les mayens. C'était une exploitation dans la bonne moyenne. C'était dur, surtout le manque de liquidités. Mais quand la fraise est venue... par exemple, pour les familles qui ne savaient pas que faire de leur farine, elles avaient de belles surfaces de fraises et ça leur rapportaient un peu mais ça c'est venu après. Mais auparavant c'était l'autarcie complète, il y avait peu d'échanges avec l'extérieur. On vendait du bétail et du raisin et on utilisait ça comme sources liquides.


Ceux de Clèbes n'allaient pas aux Mayens de Sion vendre des myrtilles par exemple ?

Si, si, c'était la même chose, comme à Veysonnaz mais c'était peu de choses, c'était plus de l’argent de poche…


Tu m'as parlé une fois d'une grande crise...

Si, je me rappelle qu'une fois on n'avait pas réussi à faire la soudure, il avait fallu aller emprunter un peu de céréales à une famille, tu sais laquelle

Inégalités sociales


Il y avait beaucoup d'inégalités à Clèbes, ceux qui possédaient plus de pâturages qui pouvaient les louer à d'autres ?

Certainement qu'il y avaient des inégalités mais c'était tellement dans la tradition, on les acceptait ces inégalités, les grandes familles on se disait "il faut qu'on se débrouille" mais il n'y avait pas de relations conflictuelles, il y avait une espèce de pacte social qui se faisait. Il y avait des familles plus pauvres que d'autres mais on était tous pauvres. Ceux qui étaient riches l'étaient en biens-fonds. Je me souviens d'un gars qui disait que son beau-père était riche en biens et riche en argent. C'est la seule fois que j'ai entendu ça, c'était plutôt rare. C'était son beau-père donc ça voulait dire qu'il avait réussi à bien choisir. Les systèmes de solidarité se réglaient dans le cadre des familles. On se disait "il m'a passé ce sac de blé, ça m'a permis de faire le pont, la prochaine fois, je l'arrange. Quand il aura besoin de mes services pour une journée, alors je vais y aller. En réfléchissant, à ce moment-là ça paraissait tout naturel mais maintenant quand on voit la difficulté qu'on a dans la valorisation des échanges, où tout se monnaie, où si tu as fait trois heures pour moi, il faut que je fasse trois heures pour toi et les comptabiliser... ce n'était pas comptabilisé à ce moment-là, c'était pris dans une optique plus noble de services. L'élément majeur c'était le travail, ceux qui travaillaient s'en sortaient

 

A suivre…